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#1 22-03-2019 10:36:51

yrad
admin

"Counterpart", une SF ontologique déployée sur un goban...

Depuis sa sortie (2002), Star Trek Nemesis possède la particularité d’avoir considérablement grandi dans l’esprit de nombreux trekkers (et même des critiques de presse) avec les années, pas seulement par contraste envers les purges (2009 et 2017) qui ont suivi, mais également du fait de ses qualités de fond propres. Ce film peu spectaculaire et ne portant aucun concept de SF innovant propulsait pourtant sur le grand écran l’un des fondamentaux ontologiques de la SF (et avant elle de la philosophie existentialiste), à savoir l’impact matriciel de l’acquis dans la définition de l’être. Qu’est-ce qui chez un être humain (et par extension sentient) fait qu’il est celui qu’il est ? Dans quelle mesure lui appartiennent ce qu’il aime et ce qu’il déteste, ce en quoi il croit, ce pour quoi il est prêt à se battre, à vivre… à et mourir ? A-t-il vraiment la paternité de ses actes, de ses échecs et de ses réussites ?
Et pourtant, dans le même temps, il n’existe pas pire poncif en culture pop que le "jumeau diabolique" de par les jeux de permutations, de manipulations, et de twists que cela autorise pour amuser le chaland. Parce qu’il n’est pas de grand sujet qui ne s’expose à devenir un cliché selon l’emploi qui en sera fait, à l’instar d’un médicament qui sera par définition un poison à une autre dose.
Mais si Star Trek Nemesis ne pouvait hélas faire l’économie de scènes d’actions et des batailles spatiales imposées par sa vocation et son segment, il a néanmoins su remarquablement bien poser dans son temps cinématographique les questions les plus fondamentales sur l’impuissance de l’inné face à l’acquis, assortis des absences de réponses qui incombent à toute véritable SF. Faisant du film scénarisé par John Logan, non pas l’épigone de The Other (1972) ou de Two (1996-97), mais à l’inverse le long métrage le plus fidèle à l’esprit et à la profondeur de la série TNG (comme ST V The Final Frontier le fut par rapport à la série TOS).

Seize ans se sont écoulés. Et en 2018, Justin Marks (Rewind, The Jungle Book 2016…) et Amy Berg (Threshold, The 4400, Person Of Interest…) ont développé Counterpart, une œuvre ambitionnant d’explorer cette question qui fit la richesse de ST Nemesis, mais cette fois dans le temps polynomial d’une série TV.
Ambassadrice de cette tendance nouvelle qui se dessine dans l’industrie télévisée américaine, à savoir déplacer les lieux de tournage sous d’autres cieux et s'exprimer avec d’autres langues (ce que certains percevront comme une ouverture des USA sur les "restes du monde", lorsque d’autres y verront à l'inverse la phase 3.0 de l’impérialisme US), Counterpart est une série étatsunienne "hors les murs" tournée en grande partie à Berlin.

Erigée sur l’hypothèse quantique des multivers d’Hugh Everett, l’articulation science-fictionnelle de Counterpart lorgne heureusement bien davantage du côté de l’OVNI télévisuel Charlie Jade que du serial de Tracy Tormé Sliders ou de la variétoche kurtzmanienne Fringe.
La construction narrative de la série de Justin Marks est brillante et unique en son genre, car modelée sur la théorie du jeu. Mais pas n’importe quel jeu : le jeu de go (et j'avoue n’y être pas insensible étant justement grand joueur de go). C’est-à-dire au départ d’une simplicité enfantine, mais révélant progressivement une complexité inouïe demandant - comme il est d’usage de dire - une vie entière pour être maîtrisée.

Ainsi, la proposition initiale de la série semble élémentaire : un événement mystérieux survenu quelques années avant la chute du Rideau de fer (et du Berliner Mauer) a dupliqué notre planète (et l’univers). Au départ identiques, les deux mondes ont commencé à diverger, de plus en plus...
Et c’est alors que vient progressivement la complexité... Par la finesse de la reconstitution des dernières années du Pacte de Varsovie. Par la justesse de la peinture des années de plomb (des rêves au terrorisme). Par le respect de l’ambiance unique de Berlin (lorgnant parfois même vers le classique Berlin Alexanderplatz du grand Rainer Werner Fassbinder). Et surtout par la façon paradoxale dont l’opposition entre le communisme (ou capitalisme d’état) de l’Est et le libéralisme de l’Ouest est entrée en résonance et en interaction avec la réalité des mondes parallèles, jusqu’à ce qu'un glissement et une succession s'opère... Tant sur le terrain génératif que métaphorique.

Avec une double lecture, à la fois géopolitique et allégorique, ce sont tous les problèmes contemporains que Counterpart réussit à passer à la moulinette sous un angle inédit : les deux (et +) systèmes du monde, le mondialisme, le populisme, le matérialisme, les idéologies, les what if sociaux, les illusions, le conditionnement, le complotisme, le terrorisme, les manipulations, les logiques de pouvoir… Le sériephile détectera même en filigrane l’ombre de Dark Skies (1996) de Bryce Zabel qui avançait des causalités alternatives pour expliquer les grands événements historiques officiels de l'Histoire...
Mais avec le rythme lent et pesant qui la caractérise, Counterpart réussira cette mise en perspective à travers une palette de protagonistes tous plus épais et nuancés les uns que les autres, et pour certains duals – les mêmes acteurs interprétant les deux versions d’un même personnage. Et cette dichotomie différentielle réussira à mettre progressivement en évidence l’emprise subtile de l’environnement et de l’acquis, au point de réussir à exonérer les choix individuels, même les plus abjects moralement, de tout manichéisme et de toute axiologie. Tant l’humain semble n’être que le jouet impuissant d’un fatum ou d’un mektoub n’ayant pas même l’attribut rassurant du déterminisme (ou de la main invisible du déisme), tandis que l’incomplétude d’un parcours individuel interdit tout jugement de l’être faute de connaître les autres issues quantiques possibles.

Le casting est extrêmement solide, avec en particulier dans le rôle des deux versions d’Howard Silk (protagonistes principaux qui ne sauraient être davantage différents l’un de l’autre) le mémorable J.K. Simmons (figure majeure de l’exceptionnelle série carcérale Oz, de Law & Order et son spin-off Special Victims Unit, de The Closer 2006…). Mais également Olivia Williams (The Sixth Sense, Dollhouse, Manhattan 2014…) interprétant les deux versions de l'ambivalente Emily Burton. Ainsi que l’envoûtante actrice anglo-iranienne Nazanin Boniadi (inoubliable dans son rôle tragique dans la série Homeland) et qui incarne ici Clare Quayle, une figure par-delà le bien et le mal. Et bien entendu le grand James Cromwell (The Green Mile, Six Feet Under, The Young Pope, American Horror Story et surtout le cultissime Zefram Cochrane dans Star Trek First Contact), absolument impérial dans le rôle de Yanek, portant le poids d’une tragédie inexpiable et maïeuticien des potentialités de l'être.

Le générique de Counterpart est en lui-même une petite merveille de symbolisme qui se déploie à la manière d’un gigantesque jeu de go planétaire, entraînant le spectateur dans les méandres et les replis, les symétries et les antisymétries, les ombres et les lumières des Cités obscures (une autre réalité parallèle, et l’une des plus singulières, signée Benoîts Peeters et François Schuiten).

Et puis quel pied d'avoir affaire à une vraie série multilingue, où l’on ne parle pas seulement anglais, et où l’allemand et les autres langues ne sont pas du chiqué comme dans trop de productions US…

Mention spéciale pour l’épisode Counterpart 02x06 Twin Cities (écrit et réalisé par Justin Marks lui-même) qui représente sans aucun doute l’un des plus grands moments de la SF audiovisuelle, toute œuvre confondue !
C’est une plongée vertigineuse dans les origines de la dualité des mondes (the Crossing), où l’expérimentation scientifique la plus rigoureuse assortie d’un idéalisme à soulever des montagnes (digne de Jonathan Archer durant les deux premières années d’Enterprise) conduiront, avec les meilleures intentions du monde, par petites touches successives, imperceptiblement, inéluctablement, viscéralement, à une catastrophe et à un cauchemar planétaire. Jamais l’effet papillon n’aura été illustré de façon aussi crédible, implacable, poignante, permettant presque de franchir un autre mur de Planck derrière lequel les notions anthropomorphes de bien et de mal seraient totalement indissociables.

Enfin, Counterpart est une de ces trop rares compositions, du moins à l’échelle audiovisuelle, qui – comme Primer de Shane Carruth, The Man From Earth de Richard Schenkman/Jerome Bixby, ou encore Lettres d'un homme mort de Konstantin Lopouchanski – n’a besoin d’aucun gadget high tech, d’aucun SFX pompier, d’aucun écran translucide ni hologramme tape-à-l’œil… pour être de la vraie et de la grande SF !
Et ça fait un bien fou. smile

Une vraie leçon d’écriture adressée à tous les showrunners aux petits pieds comme Alex Kurtzman, où Counterpart montre ce qu’est vraiment la cohérence en SF, une cohérence qui ne laisse pas l’épaisseur d’un papier à cigarette pour prendre en défaut une histoire, aussi bien à l’échelle d’un épisode que d’une série entière.
Tandis que d'autres ont l’indécence de produire contre des salaires exorbitants des navets qui enchaînent les incohérences par dizaines voire par centaines dans chaque épisode… damn


« Science fiction is the most important literature in the history of the world, because it's the history of ideas, the history of our civilization birthing itself. Science fiction is central to everything we've ever done, and people who make fun of science fiction writers don't know what they're talking about. »
Feu Ray Bradbury

Hors ligne

#2 22-03-2019 14:35:17

matou
modérateur

Re : "Counterpart", une SF ontologique déployée sur un goban...

Une série pour Oberon.

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